L’écoféminisme recouvre un grand nombre de réflexions politiques et de mises en œuvre pratiques développées par l’ASBL Les Amis de la Terre, au moyen de divers ateliers, comme des lectures collectives, des moments de débats ou des journées exploratoires. Mais en quoi les collectifs écoféministes proposent-ils de nouvelles manières d’habiter le monde ? En quoi ceux-ci peuvent-ils constituer une source d’inspiration pratique et intellectuelle pour tout mouvement qui se réapproprie des espaces communs, afin de transformer la société, à l’échelle collective ?

Le dimanche 1er septembre 2024, le collectif « la Casserole » à Namur avait organisé une journée pour réfléchir à la question des communs (1). Cette thématique fait directement écho à l’espace investi par ce collectif qui apparaît lui-même comme un lieu d’autogestion avec des personnes issues de différents horizons. Lors de cette journée, différents ateliers étaient organisés pour réfléchir à la conquête et à la défense des communs, aux pratiques de résistance face au capitalisme, mais aussi à la mise en place de dispositifs de soins. Ainsi, la notion de communs peut renvoyer à différentes formes d’usage et de gestion collective d’une ressource, d’un espace ou d’une chose par une communauté. Cette notion apparaît comme le fruit d’une réflexion politique, avec la volonté de réinventer des cadres de pensées et de vie plus respectueux du vivant. Nous allons nous intéresser aux communs comme le réinvestissement d’espaces pour en faire des lieux de protestation et d’expérimentation collaboratifs.
D’un côté, les communs peuvent évoquer l’émergence d’un lieu lié à la défense d’un territoire, comme par exemple la ZAD de Notre Dame des Landes en France, face au projet de construction d’un aéroport. Nous pouvons les qualifier de « communs de lutte ». D’un autre côté, les communs peuvent se matérialiser par des lieux de vie à vocation communautaire, comme par exemple le tiers-lieu « Les 4 Sources » à Yvoir, en Belgique. Nous pouvons les qualifier de « communs de vie ». Ainsi, la notion de communs est largement investie par différents milieux et mouvements. Nous allons voir que c’est également le cas des mouvements écoféministes.
Les écoféminismes en questions
Comment définir les écoféminismes ? L’utilisation délibérée du terme au pluriel témoigne de la multiplicité des définitions. En effet, il s’agit d’un ensemble de mouvements, de pratiques et de réflexions théoriques. Le terme « écoféminisme » apparaît formellement en 1974 dans l’ouvrage Le féminisme ou la mort de Françoise d’Eaubonne. Pourtant, même si beaucoup d’actions et de mouvements écoféministes prennent leurs racines à ce moment, certaines pratiques et actions antérieures à cette période peuvent être qualifiées rétrospectivement comme tel. Les écoféminismes proposent des lunettes pour voir le monde, sous un prisme bien particulier. Ces mouvements soulignent le caractère indissociable de l’exploitation de la nature et des femmes, ainsi que des minorités, dans certaines définitions plus larges (2). En effet, l’interconnexion de ces oppressions s’explique par le fait qu’elles trouvent leur origine commune dans un même système : le capitalisme patriarcal (3). De fait, la lutte écologiste ne peut se passer de la lutte féministe, et inversement, puisque les oppressions auxquelles celles-ci s’opposent ont les mêmes racines.

Les collectifs écoféministes vont, dans leur construction et leur évolution, chercher de nouveaux modèles et façons d’exister en communauté, pour garantir le respect et la préservation du vivant humain et non humain sur Terre. Pour se faire, ces mouvements vont créer des communs.
D’une part, on constate donc un investissement, une expérimentation des communs par les écoféministes. D’autre part, on observe dans les modèles organisationnels propres aux communs, différentes façons de faire, de réfléchir et d’être au monde qui se rapprochent des courants écoféministes. Toutefois, tous les communs ne sont pas tous conçus selon une approche écoféministe. On va voir comment tous les collectifs en recherche d’un rapport respectueux au vivant pourraient surmonter certaines de leurs difficultés en s’inspirant des mouvements écoféministes. Dès lors, analysons comment ceux-ci se sont approprié cette notion de communs. Nous verrons qu’ils laissent entrevoir d’autres manières d’habiter le monde.
Déconstruire les hiérarchies et les rapports de domination
Construire des communs inclut une réflexion autour du système d’organisation politique : recréer des espaces plus autonomes apparaît comme une forme d’idéal, mais il est toujours compliqué de penser leur organisation de façon concrète et réaliste.
Ces réflexions sont également présentes dans les mouvements écoféministes. Ces derniers vont, en général, se définir en marge du pouvoir en place, en ne souhaitant pas s’inscrire dans le jeu politique traditionnel. Les écoféministes veulent investir des structures plus petites, plus horizontales, et expérimenter de nouvelles formes de démocratie directe en dehors de l’État (4).
Starhawk, l’une des figures majeures de la tendance spirituelle des écoféminismes, met l’accent sur l’importance de la structure de nos organisations comme facteur déterminant des rapports qui vont s’y construire. Par exemple, la plupart des sociétés contemporaines sont fondées sur des systèmes hiérarchiques. Il en ressort forcément des rapports de domination et d’oppression. Selon elle, il faut ainsi penser nos organisations de façon circulaire, afin de garantir une meilleure communication, un accueil de qualité et des rapports fondés sur l’équité entre les membres de ces dernières.

L’un des évènements-clés des luttes écoféministes est le campement pour la paix de Greenham Common (Greenham Common Peace Camp). Il s’agit d’une occupation de 19 ans (1981-2000), à proximité d’une base militaire de la Royal Air Force en Angleterre, pour protester contre l’installation de missiles nucléaires de l’OTAN. De manière plus générale, les militantes défendent des revendications féministes, écologistes, antinucléaires pacifiques. On peut qualifier ce campement de véritable « laboratoire » des luttes et des modes d’organisation écoféministes, et, plus largement, de démocratie directe et d’organisation horizontale. En effet, le campement n’était pas organisé selon des principes hiérarchiques, mais plutôt à travers différents petits campements ayant chacun une mission spécifique. Cela fonctionnait selon un principe de couleur, permettant de ne pas valoriser une tâche plus qu’une autre. Notons aussi que le campement était organisé exclusivement par des femmes, selon un principe de non-mixité.
Ainsi, le campement de Greenham Common est un véritable « commun de lutte », puisque c’est la défense d’un territoire qui conduit à son existence et son organisation sur le long terme. Il met en avant des systèmes déjà présents dans d’autres types de communs, comme, par exemple, l’idée de limiter les structures hiérarchiques. S’intéresser à ce moment-clé des écoféminismes conduit à interroger plus globalement les nouvelles stratégies politiques, et l’investissement des communs pour réinventer nos systèmes.
La subsistance : un vecteur d’empouvoirement
L’auto-gestion dans les communs passe aussi par une volonté d’affranchissement des relations marchandes, conduisant à une volonté de réappropriation des moyens de subsistance. Dans leur ouvrage La subsistance, une perspective écoféministe, Maria Mies et Veronika Bennholt-Thomsen définissent la subsistance comme l’activité de création, de perpétuation et d’entretien direct de la vie sur Terre. A travers une économie basée sur la subsistance, il s’agit de subvenir à ses besoins vitaux, tout en restant fidèle à une idée de respect du vivant et de ses limites. (5)
Par exemple, l’une des plus grandes expérimentations de « communs écoféministes » est l’émergence des « Women’s Land » à partir des années 1980. Ces terres vont naître dans plusieurs endroits, notamment aux États-Unis dans l’Oregon, puis se diffuser en Europe dans différents pays dont la France. Bien qu’il en existe de différentes formes, dont l’importance varie, ce sont globalement des espaces créés en non-mixité par et pour les femmes, notamment lesbiennes, afin d’expérimenter un mode de vie s’affranchissant des structures capitalistes et patriarcales. Ce sont des terres qui vont être achetées collectivement, puis rendues libres pour toutes les femmes souhaitant y habiter. Elles vont s’auto-organiser pour toutes les tâches du quotidien, dans une volonté d’auto-gestion.

Cette volonté de créer une « terre à soi » (6) est une forme d’« empouvoirement ». Cette notion désigne la capacité des individus à retrouver la conscience et la croyance en leur pouvoir, leurs capacités propres et leur autonomie, qu’elles soient physiques ou intellectuelles. Dans ce cas, il s’agit de femmes dont l’autonomie est mise à mal par les structures patriarcales. Celles-ci reprennent conscience de leur habilité à subvenir à leurs besoins, en tant que femmes et de façon collective. Cela se fait également dans une perspective écologiste, comme l’explique Myriam Bahaffou: « nous voulons être des gardiennes de la terre, ne la traitant pas comme une marchandise mais comme partenaire à part entière, et aussi guide dans l’exploration de la personne que nous sommes. » (7)
Enfin, la création de communs de subsistance écoféministes comporte une dimension majeure : la repolitisation et la réappropriation de l’espace rural. Si les villes sont souvent définies comme lieux majeurs des changements et des progrès sociétaux, la question de la subsistance, par le biais des communs, remet au centre le nécessaire réinvestissement des campagnes.
Prendre soin
La question du soin dans les espaces collectifs, et les communs, est une composante qui émerge de plus en plus actuellement. On peut, par exemple, citer la création d’une brochure organiser une action depuis une perspective de soin du collectif des Soulèvements de la Terre (8).
A cet égard, la perspective du soin est au cœur des pratiques écoféministes depuis leur émergence. Il s’agit notamment d’une volonté de se réapproprier des techniques d’attention, d’écoute de l’autre, dans un objectif politique : créer des espaces bienveillants, permettant à chacun.e de se sentir accueilli.e. Dans un deuxième temps, l’objectif est de diffuser cette culture du soin à l’ensemble de la société.

En pratique, cette politique du soin se décline de plusieurs façons. Dans son ouvrage Rêver l’obscur – femmes, magie et politique, Starhawk développe de nombreux outils et techniques favorisant l’expression collective. Ces éléments sont pertinents dans la création et la perpétuation de vie en collectivité, comme la construction de communs. Par exemple, elle relate l’expérience d’un groupe de partage des sentiments dont elle a fait l’expérience dans le cadre du blocus de Diablo Canyon (9). Elle en tire la conclusion qu’il est nécessaire, pour faire évoluer un groupe, de créer des espaces où toutes les émotions peuvent s’exprimer. L’expression de sentiments négatifs, par exemple, est essentielle pour limiter les tensions et se connecter plus profondément aux autres.
Ainsi, l’expression des émotions, pour comprendre et prendre soin de l’autre, est considérée dans les mouvements écoféministes comme un levier d’action individuelle et collective puissant. Cela apparaît également comme important pour la vie collective, et donc dans le cadre des communs, pour mieux comprendre et accepter l’autre.
Perspectives d’actions
En conclusion, les divers courants écoféministes proposent, de manière très concrète, des axes d’action et de réflexion essentiels lorsque l’on pense la création de communs, qu’ils soient « de lutte » ou « de vie » : l’importance des outils de démocratie directe et du questionnement des hiérarchies ; la repolitisation et la réappropriation de nos moyens de subsistance et de l’espace rural ; l’implantation du soin, de l’écoute et l’expression des émotions.
Bien que ces thématiques ne soient pas exclusivement développées et investies par les mouvements écoféministes, l’approche intersectionnelle et son investissement par des personnes mises en marge de la société font de ces derniers un outil de réflexion essentiel pour penser, dès à présent et de façon tangible des alternatives comme les communs.
Justine Petit
Sources
(1) Visiter la Casserole, où effleurer l’idée d’un monde plus en commun(s) [en ligne]. Les Amis de la Terre, 09/10/2024 https://www.amisdelaterre.be/actualites/casserole-monde-en-communs/
(2) Ici, la notion de minorité correspond à tout groupe de personne subissant un ou plusieurs système(s) d’oppression (racisme, sexisme, lgbtqia-phobie…).
(3) Pour aller plus loin : FEDERICI, Silvia. Le Capitalisme Patriarcal. La Fabrique édition. 2019
https://lafabrique.fr/le-capitalisme-patriarcal/
(4) Pour aller plus loin : Larrère, C. (2017) . L’écoféminisme ou comment faire de la politique autrement. Multitudes, n° 67(2), 29-36. https://shs.cairn.info/revue-multitudes-2017-2-page-29?lang=fr
(5) MIES, Maria et BENNHOLDT Veronika. La Subsistance, une perspective écoféministe. La lenteur. 2022
(6) Pour aller plus loin : ALLEZARD Clémence et NA Somany, (2019-2023), Une terre à soi (3/4) [épisode de podcast audio], dans « Sortir les lesbiennes du placard ». LSD, La série documentaire. France Culture.
(7) BAHAFFOU, Myriam. Des paillettes sur le compost. Ecoféminismes au quotidien. Le passager clandestin. 2022
(8) Organiser une action depuis une perspective de soin politique [en ligne]. Les Soulèvements de la Terre. Mars 2024
(9) STARHAWK. Rêver l’obscur : femmes, magie et politique. Éditions Cambourakis. 2015
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