Cet article est paru dans la revue annuelle des Amis de la Terre « Pour une économie non-violente« .
Depuis une quinzaine d’années, le mouvement de la Décroissance a développé des idées, des stratégies et des propositions susceptibles d’initier et de soutenir des transitions démocratiques et sereines vers de nouveaux modèles de sociétés soutenables et souhaitables. La Décroissance, en questionnant le fait qu’une croissance infinie dans un monde fini n’est ni possible ni souhaitable, est devenue un mouvement influençant aussi bien les discussions aux niveaux citoyens, politiques qu’académiques partout à travers le monde.
La Décroissance : un slogan provocateur
Nous utilisons le terme de Décroissance d’abord comme un outil sémantique avec pour objectif d’ouvrir des débats de société sur le fait qu’une croissance infinie dans un monde fini est d’une part impossible, et d’autre part non souhaitable. En effet, nous vivons dans des sociétés dominées par la religion de la croissance et nous devons poser la question du sens : qu’est-ce qu’on produit, comment et pour quel usage ? La croissance pour la croissance nous rend-elle vraiment heureux ?
Ce slogan est souvent critiqué pour son côté repoussoir. Toutefois, il semble pertinent pour différentes raisons :
- La croissance reste omniprésente comme solution centrale à tous nos problèmes.
- Ce slogan provocateur est efficace pour initier un débat de fond difficile mais nécessaire.
- Ce terme, contrairement à celui de développement durable, est difficilement récupérable. Il véhicule en lui une nécessaire radicalité et on ne peut aisément le vider de son sens. En ce sens, il constitue aussi un outil d’accompagnement, de décolonisation de notre imaginaire.
Le mot « Décroissance » joue ainsi un rôle complémentaire à d’autres slogans, par exemple l’écologie politique, la post-croissance ou la sobriété heureuse. C’est un outil sans être une fin en soi. Ce sont surtout les idées qu’il véhicule qui donnent au terme sa pertinence. Car, plus qu’un slogan, la Décroissance est une véritable pensée politique et fondatrice d’un nouveau paradigme.
La Décroissance : une pensée multidimensionnelle
Le terme de Décroissance renvoie à une nouvelle pensée multidimensionnelle s’appuyant sur deux approches diverses mais complémentaires. La Décroissance alerte sur l’impossibilité, évidente, d’une croissance infinie dans un monde fini. Mais elle ne s’arrête pas là. Quand bien même une croissance infinie dans un monde fini serait possible, ne faudrait-il pas questionner le sens du toujours plus ?
Ainsi, elle s’appuie sur une critique culturelle ou anthropologique de la société de Croissance et de manière générale de la société occidentale. Elle s’inspire notamment des travaux d’Ivan Illich et ses réflexions sur la convivialité ; de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau avec leurs critiques du totalitarisme technicien ; de François Partant et de Serge Latouche avec leurs critiques du développement ; de Majid Rahnema sur la distinction entre pauvreté et misère ; d’André Gorz et sa critique du capitalisme, de la centralité de la valeur travail ; de Cornelius Castoriadis et ses travaux sur la démocratie et la notion d’autonomie ; de Gandhi et de la simplicité volontaire, la non-violence ainsi que la désobéissance civile ; de Karl Polanyi et la critique de la centralité de l’économie dans nos vies…
Cette liste est évidemment non exhaustive car la Décroissance s’enracine dans un corpus hétéroclite, tant sa dimension est plurielle et complexe, autant que le système qu’elle critique. Ne s’intéresser qu’à une des approches de la Décroissance sans les lier les unes aux autres porte le risque de générer des solutions simplistes et donc dangereuses. L’importance fondamentale de cette diversité et de cette radicalité, c’est-à-dire prendre le problème à la racine, comprendre les liens et interactions entre différents problèmes et défis, donnent à la Décroissance sa cohérence.
La Décroissance : un mouvement citoyen
Initié en France[[Apparu pour la 1ère fois en 1972 sous la plume d’André Gorz dans un dossier du Nouvel Observateur sur le rapport du club de Rome Halte à la croissance, le mot Décroissance réapparaît en 1979, à l’occasion de la traduction de textes de Nicholas Georgescu-Roegen dans l’ouvrage La Décroissance. Entropie – Écologie – Economie. Georgescu-Roegen, francophone, avait validé l’utilisation de ce mot en français. Cette appellation se présente à nouveau au début des années 2000, dans le sillage d’une nouvelle réflexion sur l’écologie symbolisée par le colloque à l’UNESCO « Défaire le développement et refaire le monde » en 2002 et la publication d’un numéro spécial de la revue Silence la même année. En 2003 est publié le livre collectif Objectif Décroissance. Parallèlement, des actions autour de l’idée de Décroissance voient le jour, notamment par la création d’un journal du même nom en 2004, puis la Marche pour la Décroissance en 2005, renouvelée en 2006, les Etats-Généraux de la Décroissance en 2005 ou encore la création d’un Parti Pour La Décroissance la même année.]], le mouvement s’est depuis internationalisé. On le retrouve aussi sous d’autres dénominations, drapeaux et avec d’autres approches partout à travers le monde. Cette diversité complémentaire se retrouve tous les deux ans lors des conférences internationales de la Décroissance : en 2014, 3500 personnes de 74 nationalités et de tous les continents se sont rendus à la quatrième édition à Leipzig. Toutefois, le mouvement de la Décroissance n’est ni clairement défini, ni homogène. Il s’articule autour d’un réseau horizontal de mouvements, d’individus, de collectifs ouverts cultivant ses diversités de niveaux, d’approches et de stratégies.
La Décroissance : quelle(s) stratégie(s) ?
Une grande partie du mouvement s’accorde sur une stratégie de masse critique, ou comment changer la société sans prendre le pouvoir ni le donner. Cete stratégie s’appuie sur les 4 niveaux politiques de la Décroissance. L’action combinée, dans le respect de cette diversité, permet d’atteindre un seuil critique de citoyens rendant possible l’accélération d’une transition qui est déjà en marche :
- Le niveau individuel : à travers la simplicité volontaire, c’est-à-dire la réappropriation, quand elle est possible, du sens que l’on souhaite donner à sa vie. Ce niveau englobe aussi la notion de décolonisation de l’imaginaire et une prise de distance avec les pressions sociales portées par le toujours plus.
- Le niveau collectif : expérimenter d’autres manières de vivre ensemble, de produire, d’échanger et d’interagir. Ces alternatives concrètes soutenables et conviviales (comme une monnaie locale ou un jardin partagé par exemple) sont de formidables outils d’expérimentation de ce que pourraient être des sociétés de Décroissance. Elles constituent le socle du changement, sont sources d’inspiration et de réappropriation de l’autonomie et de la convivialité.
- Le projet : les ouvrages, conférences et congrès ne manquent pas pour construire le projet de transition vers les sociétés de Décroissance. Comment vivre avec moins de pétrole ? Comment relocaliser ? Comment s’adapter aux villes déjà existantes ? Comment recréer du lien social ? Quelle culture, quelle école ? Pour résumer, comment faire une transition démocratique et sereine vers des sociétés soutenables et souhaitables en réfléchissant à ce qu’elles pourraient être.
- La visibilité : à travers l’organisation de rencontres-débats, de manifestations, d’actions de désobéissance civile, de passage dans les médias, de publications, et la participation à des élections de manière non-électoraliste. Un maître-mot : le dialogue. Il ne s’agit pas de convaincre mais d’inviter à se poser de bonnes questions.
L’articulation entre ces différents niveaux est fondamentale. L’enjeu est bien de créer des liens, des passerelles et des solidarités entre ces dynamiques et aussi de les ouvrir. Ainsi, la Décroissance se donne pour but de créer des convergences, avec un pied à l’extérieur du système et un dedans.
La Décroissance : quel(s) projet(s) ?
Ces dernières années plusieurs propositions ont émergé. Elles s’appuient sur le fait qu’une transition est déjà en marche à travers des changements dans les têtes, dans les comportements mais aussi à travers les dynamiques intéressantes autour des alternatives concrètes que l’on voit émerger partout à travers le monde.
Toutefois, on observe aussi des écarts grandissants en termes de perception, d’implication entre différentes parties de nos sociétés. C’est pourquoi nous nous sommes d’abord intéressés à des outils de repolitisation de la société, de resocialisation de la politique : comment recréer de la confiance, de la sérénité, du lien dans des sociétés individualistes dominées par des peurs réelles ou construites, en particulier liées à l’économie. Ainsi, des débats ont été lancés sur le revenu de base inconditionnel (RdB), les monnaies locales, les systèmes d’échanges, les espaces de gratuité, le tout lié à une réflexion sur la relocalisation ouverte.
De même, nous soulignons la prégnance des inégalités sur nos imaginaires : comment le mode de vie des plus riches n’est, d’une part, ni soutenable ni généralisable et, d’autre part, participe à la création de frustrations à travers la rivalité ostentatoire. Ainsi, nous proposons d’ouvrir le débat sur la mise en place d’un revenu maximal acceptable (RMA) afin de reposer la question du sens des limites. En parallèle se pose aussi la question des grands projets inutiles et imposés, de l’obsolescence programmée, des bullshit jobs, de l’agression publicitaire, des budgets militaires, etc.
Enfin, nous pensons qu’il est plus que jamais temps de sortir de la religion de l’économie : nous devons repenser le rôle joué par l’argent, la création monétaire, les marchés. Remettre l’économie à sa place, la ré-encastrer. Ainsi, nous ouvrons le débat sur l’imposture des dettes publiques aussi bien au Nord qu’au Sud : pour des audits de la dette, le non-remboursement des parts illégales ou injustes de celles-ci, une réappropriation politique et démocratique de la création monétaire au service de projets de transitions. Pour un dépassement de l’homo economicus.
Autour de ces réflexions a émergé une proposition que nous avons développée dans notre ouvrage collectif Un projet de Décroissance (Utopia, 2013) : la dotation inconditionnelle d’autonomie (DIA) couplée à un RMA.
La DIA consisterait à donner à chacun, de la naissance à la mort, de manière inconditionnelle, ce que l’on considère démocratiquement comme nécessaire pour avoir une vie frugale et décente. La DIA est constituée de droit de tirage sur des ressources (eau, énergie), d’accès à des services (santé, école, pompe funèbre, transport) mais aussi d’accès à diverses formes de monnaies, notamment locales (nourriture, outils, vêtements, services).
Belle idée en soi, elle semble difficile à mettre en place rapidement. Mais la DIA est beaucoup moins un outil technique qu’un outil d’accompagnement, de transition afin de se reposer les bonnes questions : qu’est-ce qu’on produit ? Comment ? Pour quel usage ?
La Décroissance : quelles étapes ?
La transition est en marche comme évoquée précédemment. Toutefois, ces démarches individuelles, citoyennes et collectives, bien que nécessaires, sont insuffisantes. Ainsi, il faut créer des contre-pouvoirs à travers des convergences afin de permettre à ces initiatives de s’ouvrir et de s’étendre : résistance au toujours plus, redistribution, droit à l’expérimentation, accès aux communs, investissements dans d’autres formes d’éducation, etc.
Une second étape qui nous semble intéressante serait la mise place de logiques de réductions du temps de travail sur des bases volontaires : travailler moins pour travailler toutes et tous. Ainsi, on peut imaginer des propositions telles qu’un droit au congé sabbatique, au temps partiel, la mise en place de plateformes afin de partager les projets et ainsi permettre à toujours plus de personnes de se libérer d’un emploi contraint et de se réapproprier des activités qui ont du sens.
Enfin, une troisième étape, toujours en s’appuyant sur des dynamiques de transformations individuelles et collectives, culturelles et locales, consiste en la mise en place d’un RdB couplé à un RMA. Cette mesure est techniquement simple à instaurer et économiquement réaliste. Elle ne nécessite que courage politique et forte mobilisation citoyenne. Ce RdB, en s’appuyant sur des transformations en cours et des réformes à mettre en place, pourrait être, étape par étape, démonétarisé : on pourrait substituer de l’argent national ou supranational par des monnaies locales, des droits d’accès ou de tirage. Progressivement, de manière décentralisée, en partant du bas et avec un accompagnement sur tous les niveaux, on pourrait assister à une relocalisation ouverte de nos activités vers plus de soutenabilité et de bien-être.
La Décroissance : quelles influences, limites et perspectives ?
Dans un rôle d’empêcheur de penser en rond, la Décroissance, à travers son slogan provocateur et sa pensée multidimensionnelle, joue un rôle intéressant depuis une quinzaine d’année. A travers sa stratégie et ses expérimentations, elle explore de nouvelles manières de vivre ensemble, mais aussi de produire et d’échanger. Bien que très minoritaire, elle pèse sur les débats, en particulier dans les milieux militants et politiques, intellectuels et universitaires. De même, notamment à travers ses rencontres internationales biennales, elle participe à un dialogue ouvert entre différentes régions du monde. Un des événements fondateurs de la Décroissance s’est tenu à l’Unesco en 2002 autour du colloque Défaire le développement, refaire le monde. Elle s’inscrit ainsi dans une critique radicale du développement et souligne l’importance de penser des solutions à différents niveaux et de manière concertée. C’est pourquoi la notion de relocalisation ouverte est aussi une de ces idées centrales et constitue les bases d’une nouvelle Internationale, décentralisée, diverse et solidaire.
Vincent Liegey est co-auteur de Un Projet de Décroissance (Utopia, 2013), ingénieur, chercheur interdisciplinaire, coordinateur de la coopérative sociale Cargonomia.
Plus d’infos, de liens sur www.projet-decroissance.net
Voir également la revue écologiste Silence sur www.revuesilence.net