Cet article est paru dans la revue des Amis de la Terre « Justice Climatique (N°2): Écologie et classes sociales« .
Depuis son émergence à la fin de l’année 2018, le mouvement des Gilets jaunes est très régulièrement considéré, des deux côtés de la frontière franco-belge et par bon nombre observateur·rice·s, comme un mouvement par essence anti-écologiste. La raison ? Ce mouvement social s’est construit sur la base d’une opposition à un projet de loi français de taxe carbone, supposé lutter contre le changement climatique en augmentant les taxes sur les carburants automobiles tirés des énergies fossiles.
Une assignation anti-écologiste malvenue
En faisant peser le prix de la transition écologique sur une partie des consommateur·rice·s, cette mesure qui pourrait sembler anodine a provoqué la colère d’une partie des classes populaires rurales, déjà précarisées en plus d’être dépendantes de la voiture. Le discrédit instantanément jeté sur ce mouvement, dont la posture d’opposition à une telle mesure serait immorale en ces temps de crise climatique, a révélé, s’il le fallait, la domination de la vision « éco-efficiente » de l’écologie. Celle qui cherche à tout prix à conserver son modèle économique de croissance en s’en prenant, non pas aux multinationales dont les produits sont désastreux pour le climat, mais aux consommateur·rice·s qui n’ont pas toujours d’autres choix que de consommer ceux-ci.
Quelles revendications écologistes ?
Pourtant, une étude menée début 2019 nous révèle que moins de 3 % seulement de Gilets jaunes n’avaient à ce moment pas conscience de l’importance des enjeux écologiques1G. Faburel, M. Giard, M. Girault, E. Chuecos, « L’imaginaire écologique des Gilets jaunes : entre écologie populaire et écologie relationnelle », Écologie & Politique, n°62, 2021.. Et les revendications écologistes sont bel et bien présentes au sein de ce mouvement. S’agissant de la taxe carbone en question, les critiques émises par des Gilets jaunes vont bien au-delà du simple désaccord face à la contrainte économique occasionnée. Parmi ces critiques, on trouve l’opposition : à une taxe qui ne découragera pas d’emprunter sa voiture, puisque beaucoup en font déjà l’économie lorsqu’ils·elles en ont la possibilité ; à une taxe dont le bénéfice ne servira pas l’écologie ; à une taxe qui occulte le fait que d’autres comportements, bien plus polluants (voyages en bateau ou en avion) mais aussi associés aux loisirs de personnes privilégiées, doivent être ciblés d’abord2F. Flipo, « Gilets jaunes et écologie : vers un écologisme des pauvres ? », Écologie & Politique, n°62, 2021.. Sur les ronds-points et au sein des assemblées populaires, d’autres revendications écologistes sont également pensées, au-delà même de l’opposition à la taxe (suppression du CICE3Crédit d’Impôt pour la Compétitivité de l’Emploi, crédit d’impôt accordé en France à de nombreuses entreprises, sans imposer de contreparties, pour faciliter la création d’emplois. Sans surprise, très peu d’emplois ont été créés en comparaison des sommes astronomiques touchées par bon nombre de grandes entreprises. pour investir l’argent économisé dans une industrie de la voiture à hydrogène ; mise en place d’un grand plan d’isolation des logements pour faire faire des économies aux ménages et décroître la consommation en énergie)4G. Faburel et al., 2021.. Le mouvement a même donné naissance au mouvement des « Gilets citoyens », qui a obtenu la création de la Convention citoyenne pour le climat. Si le politique n’a finalement apporté que peu de crédit à son travail, elle est un exemple éloquent de la qualité potentielle d’une participation citoyenne en matière de lutte contre le changement climatique. Contrairement à ce que beaucoup pensent, le mouvement des Gilets jaunes n’a donc pas fait l’impasse sur les enjeux écologiques du 21e siècle. Il est en revanche critique de l’écologie institutionnelle et tente de combiner son écologie avec ses demandes de justice sociale.
L’écologie des femmes Gilets jaunes
Du côté des pratiques des personnes mobilisées au sein du mouvement, la dimension écologique est présente par bien des aspects. C’est ce que nous montrent par exemple les mobilisations de femmes Gilets jaunes. Très souvent en charge de la majorité des tâches domestiques, notamment la gestion du budget, les femmes des milieux populaires se sont fortement mobilisées parmi les Gilets jaunes. Elles ont été à l’origine de nombreuses initiatives en déployant des systèmes d’entraide basés sur le troc de vêtements ou de nourriture, sur la récolte et la distribution de produits invendus, ou encore sur le partage de fruits et légumes issus de potagers individuels. Pour nombre d’entre elles, le mouvement a été l’occasion de consolider une conscience écologique, auparavant surtout induite par la difficulté de leurs conditions matérielles, qui imposaient de réaliser des économies sur tous les plans. Beaucoup ont ainsi fait part de leur volonté de modifier leur mode de vie, en consommant moins et mieux, en apportant plus de soin à soi, aux autres et à la terre. La conscience de leur (notre) dépendance à un système meurtrier sur les plans sociaux et écologiques, les a conduites à développer en pratique des systèmes de valeurs alternatifs, basés sur le soin (dans ses dimensions sociales, sanitaires et environnementales). Ainsi, elles ont pu « articuler leur révolte pour un pouvoir d’achat avec l’impératif écologique, comme voie à un monde beaucoup plus attentif à l’environnement alors que celui-ci est dominé par l’économie »5E. Gaillard, « Les femmes Gilets jaunes : un écologisme des pauvres ? », Écologie & Politique, n°62, 2021..
Rompre le rythme de la consommation renouer avec le temps
Globalement, l’horizon écologique des Gilets jaunes prend plusieurs formes. On peut penser au logement (préférer porter un pull plutôt qu’augmenter le chauffage ; réclamer des politiques de rénovations/isolations ambitieuses, etc.), ou à l’alimentation (cultiver son potager, et parfois en partager le produit ; privilégier les achats en vente directe ou avec peu d’intermédiaires plutôt que les courses en grande surface, etc.). Mais l’occupation des ronds-points manifeste aussi la volonté de créer un autre rapport au temps. Le temps, au sein du système capitaliste, est réparti entre la production de valeur économique (le travail), et la consommation de produits à l’aide des revenus du travail. L’un alimente l’autre, et la boucle est bouclée. La vraie rupture consiste à briser cette dynamique en créant des temps d’émancipation. L’occupation des ronds-points est une manière de rompre ce rythme, de prendre le temps de vivre, de se rencontrer, d’échanger et d’apprendre. Le tri des déchets ou le fleurissement des ronds-points étaient d’ailleurs des pratiques courantes, qui traduisent le soin écologique apporté à ces lieux d’occupation. Certain·e·s occupant·e·s, comme à Estampes en région parisienne, ont même organisé des ateliers de permaculture6G. Faburel et al., 2021.. Mais le rond-point, tout comme la manifestation, est aussi un lieu où se former une conscience politique, intégrant l’impératif écologique. Lorsque cet impératif écologique est pris en compte, il n’est toutefois pas considéré seul, mais avec un système de valeurs plus large, qui concrétise sur le plan écologique les deux dimensions centrales du mouvement : la participation et la justice. En somme, il est réclamé que l’écologie, comme tout autre sujet de société, soit pensée collectivement et profite de manière équitable pour toutes et tous.
Une écologie populaire ?
L’écologie populaire doit être comprise comme un ensemble vaste et complexe de pratiques et de visions du monde. Elle est très documentée dans les pays du sud (lorsqu’elle est pratiquée par des populations indigènes, des mouvements de paysans, etc.), ou encore aux États-Unis avec le mouvement pour la Justice Environnementale. Mais elle est beaucoup moins citée en Europe, alors même que de nombreuses dynamiques lui correspondent. Que l’on pense à l’occupation des ronds-points par les Gilets jaunes, au développement de jardins collectifs dans les quartiers populaires, à la création de coopératives de petits agriculteurs, les formes d’écologie non-centralisées sont multiples. Car l’écologie populaire peut finalement être entendue selon un rapport de forces, entre les centres et les périphéries. Face à l’écologie des centres, éco-efficientes pour la plupart, se tiennent des formes de pratiques écologiques alternatives. À partir des conditions d’existence précaires des pratiquant·e·s de ces écologies populaires mais aussi de leurs convictions. Se voyant trop souvent refuser toutes préoccupations écologistes, ils et elles se dressent pourtant pour construire un récit écologiste ancré dans leur vécu, et non dans les lois du marché.
Par Willy Couvert, stagiaire chez les Amis de la Terre – Belgique
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