De la disparition des communs à leur retour

Cet article est paru dans la revue annuelle des Amis de la Terre « Pour une économie non-violente« .

Il est de plus en plus clair que nous atteignons un point de bascule entre un vieux monde qui ne fonctionne plus et un nouveau qui peine à éclore. Dans cet entre-deux, des initiatives variées, qui font la part belle à l’implication citoyenne et à l’ancrage local, montrent de nouveaux chemins. Qu’il s’agisse d’une gestion plus collective ou partagée des ressources, des infrastructures, de la connaissance, etc., un dénominateur commun les fédère : l’idée de « communs ». Longtemps oubliés au profit de l’exploitation toujours accrue des humains et de la nature par quelques-uns, le balancier de l’histoire semble pencher à nouveau en faveur des communs : une société inclusive, coopérative, soucieuse de préserver le fragile équilibre écologique.

Les gouvernements, institutions internationales et multinationales s’entendent aussi pour faire osciller le pendule : en témoignent par exemple leurs « solutions » face au dérèglement climatique (marchés du carbone, financiarisation de la nature, croissance verte, etc.) qui visent à intensifier la privatisation et le vol massif des connaissances et des ressources.

Pousser le cours de l’histoire d’une économie de l’accumulation et de l’exclusion vers une société des communs, c’est multiplier les initiatives en ce sens, c’est s’opposer aux recettes mortifères des promoteurs de l’« ancien monde ». Geneviève Azam nous propose une introduction à cette notion de communs, pour susciter la discussion autour de ce thème utile pour réinventer nos vies et, peut-être, arrêter le mouvement du pendule.

Geneviève Azam est économiste, membre du Conseil Scientifique d’ATTAC France. Dernier livre paru : Osons rester humain. Les impasses de la toute-puissance, Les Liens qui Libèrent, 2015.

L’idée d’un monde commun, d’un monde en commun, de biens communs pourrait s’évanouir dans des sociétés soumises à la loi des marchés, confrontées à des inégalités insoutenables et à des menaces écologiques concrètes, sociétés dans lesquelles l’espace public et l’État sont parasités ou absorbés par l’espace privé. L’extension de la propriété privée à des domaines qui touchent au vivant et à sa capacité de reproduction, aux éléments essentiels de la vie comme l’eau ou l’atmosphère, à la connaissance, renforcent le processus d’instrumentalisation des humains et de la nature.
Pourtant des questions essentielles surgissent dans le débat public : comment maintenir et créer de la solidarité, de la coopération, du commun, entre les humains et avec la nature ? Elles s’appuient sur des expériences très nombreuses qui réactualisent les pratiques et les réflexions autour des biens communs, des « communs » qui engagent des communautés à définir démocratiquement les conditions soutenables du vivre ensemble et à adopter des règles de propriété et d’usage pour des biens essentiels, en les soustrayant à la fois à la valorisation marchande et à la gestion étatique.

Biens privés, biens publics, biens collectifs

Distinguer les biens privés, les biens publics, les biens communs, engage une discussion sur la propriété et sur les modalités de production, de répartition et d’évaluation de ces biens et services. Un détour par les définitions de la science économique, qui se superposent et se mélangent au sens commun de ces termes, permet de clarifier le débat.

Les biens privés sont produits par des personnes ou entités privées, leur évaluation et répartition se réalise par les marchés. À côté de ces biens privés existent des biens collectifspublic goods en anglais – définis comme des biens, par nature « non rivaux » et « non exclusifs » : la consommation du bien par un consommateur n’empêche pas sa consommation par un autre consommateur et il est impossible d’exclure par les prix un consommateur de l’usage du bien. C’est l’exemple classique de l’éclairage public.

Selon une approche plus politique, la définition d’un bien public est tout autre : un bien public est un bien à la fois produit et fourni par la puissance publique. Le mot « public » renvoie alors à la sphère étatique au sens large, État central, collectivités territoriales, administrations de sécurité sociale. En ce sens, les entreprises publiques se distinguent des entreprises privées, l’école publique de l’école privée. Si l’éducation, la santé sont des biens publics, ce n’est pas parce qu’ils sont des biens collectifs au nom de caractéristiques particulières, ce sont des choix et des processus politiques qui les ont institués comme publics.

La réflexion sur les « biens communs », très présente au XVIIIème et XIXème siècle, a quasiment disparu de la réflexion au XXème siècle : la propriété a été en effet envisagée soit comme propriété privée soit comme propriété étatique. L’existence d’un secteur public important, appuyé sur des services publics, a été souvent considérée comme la condition nécessaire et suffisante de la justice et de la cohésion sociale par l’essentiel des forces dites « progressistes ». Cette représentation, qui oppose État et marché, a ignoré le fait que ces institutions sont loin d’être étanches car l’État institue et rend possibles les marchés ; cette fonction est devenue centrale avec les politiques néolibérales depuis les années 1980.

Biens communs, Bien commun, « Communs »

Si elle disparaît à la fin du XIXème siècle, l’idée et la pratique des « communs » est ancienne : elle apparaît en Angleterre dès le XIIIème siècle, avec le début des enclosures, mouvement vraiment accéléré à partir du XVIIème siècle. Un des enjeux était alors la « modernisation » de l’agriculture, en particulier de l’élevage, dans la perspective de la révolution industrielle et des besoins de l’industrie cotonnière. Ce mouvement d’enclosures institue la propriété privée agraire par expropriation des « commoners ». Il est la base du capitalisme agraire : les terres soumises à un droit d’usage communautaire ont été confisquées aux paysans et aux bergers et clôturées, consacrant le passage d’un régime de possession, avec des droits d’usage collectifs, à un régime de propriété privée. Ce fut alors une véritable guerre sociale, si bien que l’affirmation des communs est liée aux résistances à la privatisation de la terre et à la suppression des droits collectifs d’usage[[Aujourd’hui, le terme d’enclosure est à nouveau utilisé pour désigner la mise en place de droits de propriété privée sur des biens, des services, des connaissances, en vue de mettre fin aux droits d’usage communautaires. On a pu parler d’un deuxième mouvement d’enclosure avec le processus de privatisation des semences et plus généralement du vivant.]].

Cette notion de « communs » est différente de celle du Bien commun, qui s’inscrit dans une perspective éthique et politique autour de la « vie bonne ». Selon cette conception, inspirée par Aristote et reprise ensuite par Thomas d’Aquin, l’être humain est destiné à vivre en société et se réalise pleinement en participant au bien commun.

Elle est aussi différente de l’idée d’un « bien commun de l’humanité » ou d’un patrimoine commun et par extension de celle d’un « d’intérêt général mondial ». Cette dernière induit une nouvelle coopération internationale, avec la prise de conscience de la vulnérabilité de la biosphère et de l’épuisement des ressources. Toutefois, en sous-estimant les rapports de force et les conflits entre acteurs réels, l’invocation d’un « intérêt général mondial » peut couvrir de nouvelles formes d’ingérence et de domination. Par ailleurs, elle peut laisser assimiler les communs à des res nullus, des biens auxquels aucun droit ne serait attaché, légitimant de ce fait la possibilité de puiser sans entraves dans ces « ressources », comme c’est le cas pour la bio-piraterie et la privatisation des richesses génétiques.

La notion de « communs » est aussi différente des biens communs de la théorie économique qui sont des biens rivaux et non exclusifs, par nature : les ressources halieutiques par exemple. Or, les communs sont caractérisés par un type de propriété, ni privé ni étatique, par des règles qui les instituent comme « communs ». Dans leur extrême diversité, des communs naturels aux communs sociaux ou immatériels, ils sont définis à la fois par une ressource commune et par des règles précises d’usage, de restitution, de partage de la ressource qui engagent et constituent une communauté.

Le retour des communs

Le thème des « communs » apparaît à nouveau à la fin des années 1960, notamment avec l’article de Garett Hardin[[Hardin G., 1968, « The tragedie of the commons », Science, 162, pp.1243-1248.]], La tragédie des communs. Il en ressort que la gestion commune des ressources naturelles serait inefficace et engendrerait un épuisement rapide des richesses, du fait de la présence de « passagers clandestins » qui profitent des biens disponibles sans s’acquitter des devoirs envers la communauté. Cette thèse suppose que les communs sont seulement des ressources en « libre accès », sans règles, soumis à la convoitise de l’homo œconomicus, individu radicalement a-social, préoccupé de son seul intérêt personnel et cherchant en permanence la maximisation de son avantage. La mise en place de droits de propriété sur les communs, la dépossession des communautés locales, l’extension de la sphère marchande, la fuite en avant technologique seraient la garantie de la préservation des ressources.

Ce processus de privatisation des communs a été largement engagé à partir des années 1970. L’accélération de la dégradation des écosystèmes est pourtant un démenti de cette théorie : l’épuisement des sols ou des ressources en eau, celui des ressources halieutiques et plus globalement des ressources non renouvelables ne tient pas à une « tragédie » des communs. Les sols qui restent fertiles ou les eaux qui restent poissonneuses sont le plus souvent ceux qui ont échappé à l’exploitation forcenée de l’agro-industrie et à l’expropriation.

Cette thèse est contestée par Elinor Ostrom, économiste et prix « Nobel » d’économie, qui montre comment les communs, c’est-à-dire la gestion commune des ressources, permet à la fois l’accès à la ressource et sa préservation. Elle met en évidence une troisième forme de gestion des ressources : la gestion par des communautés d’usagers. Contrairement aux théories des droits de propriété, elle montre que dans la plupart des situations, c’est le partage et la mise en commun, à partir de règles discutées collectivement, qui a permis une soutenabilité écologique et sociale.

Ce sujet des communs surgit également et quasiment dans le même temps à partir de mouvements sociaux qui tentent de s’opposer à leur marchandisation, sans pour autant s’inscrire dans une revendication de gestion étatique. Il concerne les ressources naturelles, mais aussi les savoirs, la culture, l’information. Préserver ou construire des communs suppose la constitution de communautés d’usagers, partageant des droits d’usage et des obligations d’entretien et de renouvellement de ces communs.

En conclusion, penser et agir selon la logique des communs engage à sortir de la dualité entre un État tout puissant et gestionnaire de nos vies et la privatisation généralisée. C’est une démarche politique et sociale, fondée sur des pratiques démocratiques concrètes, permettant de relier des luttes et expériences trop souvent séparées.

Crédit photo : Photo de Matthew Montrone de Pexels