Pour renouer avec la Terre, l’écologie intérieure

Cet article est paru dans la revue annuelle des Amis de la Terre « Pour une économie non-violente« .

Notre planète a basculé dans une nouvelle ère, celle de l’Anthropocène. Voici la Terre définitivement modifiée à l’échelle géologique par les activités humaines. Marie Romanens nous fait remonter jusqu’à la racine du processus qui nous a conduits jusque-là : la position anthropocentrée de l’Occident au cours des derniers siècles, l’avènement de sociétés coupées de la nature, malmenant la planète et ses habitants. Cette genèse rend compte des violences que le capitaliste exerce sur la nature mais également sur notre personne, soumise à un processus d’aliénation. Dés lors, pour remédier aux bouleversements en cours, l’importance des actions collectives ne doit pas occulter le facteur individuel : la société est aussi le résultat du comportement des personnes qu’elle englobe. Marie nous invite à repenser notre manière d’être au monde, à renouer avec la nature extérieure et avec notre nature intérieure. A prendre soin de soi, de la société, de la Terre. A se mettre en chantier, soi, pour d’autres mondes de liberté et de solidarité !

Notre monde occidental a perdu son enracinement dans la Terre. L’essor technologique et économique, sous-tendu par le mythe du bonheur par le progrès, nous a conduits à vivre « hors sol ». Comme disent les indiens Kogis, nous sommes devenus un « peuple flottant ». Jour après jour, les dégâts liés à cette rupture malmènent la planète et ses habitants et deviennent de plus en plus menaçants pour l’humanité.
On parle de crise écologique. Pourtant, comme le signale le sociologue Bruno Latour (Face à Gaïa), il ne s’agit pas d’une crise écologique, autrement dit d’une crise qui passera facilement. Nous avons glissé bien plus loin : vers « une profonde mutation de notre rapport au monde ».

Si nous voulons sortir de ce mauvais pas, nous ne pouvons plus faire comme si nos activités n’avaient pas d’impact sur « notre maison ». Il nous faut redescendre sur Terre ! L’entreprise est complexe car elle ne se passe pas seulement à l’extérieur de nous mais aussi en nous.

Comprendre comment on en est arrivé là : remonter à la racine

Nous sommes les héritiers d’une civilisation qui en est arrivée à considérer le monde comme un objet à sa disposition. En fait, l’évolution de l’humanité, du moins selon le chemin dessiné en Occident, a été celle d’une longue et chaotique sortie d’un état symbiotique pour abMarie nous invite à repenser notre manière d’être au monde, à renouer avec la nature extérieure et avec notre nature intérieure.outir à une vision du monde basée sur la séparation. Le philosophe et historien Marcel Gauchet parle d’une triple brisure ontologique qui s’est produite entre l’être humain et le monde, entre l’être humain et la communauté et à l’intérieur de l’être humain lui-même (Le désenchantement du monde).

Du temps des chasseurs-cueilleurs, l’homme faisait un tout avec son environnement. Il en faisait partie, il lui était intimement mêlé. A l’origine donc, pas de séparation mais un état d’osmose qui rend indissociables tous les éléments à l’intérieur d’une grande sphère sacrée. L’individu appartient à sa communauté qui elle-même fait partie intégrante du cosmos, le tout orchestré selon des mythes qui rythment la vie du groupe.

Au Néolithique, avec l’apparition de l’activité agraire et l’élevage des animaux, une première rupture se produit entre le domestique et le sauvage. Les humains se sédentarisent, construisent leurs premiers villages. Apparaissent alors des dieux et déesses et des formes de culte qui traduisent une certaine prise de conscience de leur part en tant qu’êtres distincts du cosmos.

Au temps de la Grèce antique, la capacité de penser de manière abstraite favorise la distanciation : l’univers est organisé selon des lois à découvrir et non plus selon une mythologie. Le développement du monothéisme judéo-chrétien participe à cette évolution en faisant de l’homme un être créé à l’image de son dieu. La coupure d’avec le monde premier est symbolisée par la sortie de l’Eden : à l’image d’Adam et Ève, l’individu ne trouve plus son origine dans la Terre-Mère, dans ce jardin fertile dans lequel il se sent parfaitement intégré. Il devient fils du Père céleste. L’esprit a désormais prévalence sur la nature. Sur la nature extérieure : les hommes vont pouvoir de plus en plus exercer leur domination. Sur la nature intérieure : elle doit être soumise à des règles morales dans le but de juguler les mouvements passionnels de la chair.

En Occident chrétien, s’installe ainsi une situation tout à fait paradoxale. La soumission aux lois célestes va de pair avec une considération de plus en plus grande de la valeur de chaque être humain. Un lent mouvement transforme la société qui, de communautaire au démarrage, se fait de plus en plus individualiste. Ce changement s’accélère au siècle des Lumières. Chaque être humain se voit attribué des droits : il est davantage respecté pour ce qu’il est, reconnu dans son autonomie et sa singularité, il devient libre de se déterminer dans le sens qu’il entend. En même temps, il doit se soumettre aux lois que la raison lui dicte.

La pensée cartésienne, basée sur le « je pense, donc je suis », exacerbe le sentiment de séparation : l’homme, poussé de plus en plus à l’individualisme, se tient désormais face à un monde objet dont il explore les mécanismes et exploite les ressources. Au nom d’un humanisme profane, il se trouve légitimé à instrumentaliser la nature, à la considérer comme une « matière » observable et manipulable. Les progrès de la technique et la révolution industrielle parachèvent ce processus de domination en engageant la civilisation dans une exploitation de plus en plus intense de la Terre.

Acteurs et victimes du « mythe moderne »

Le mythe moderne s’est construit dans ce mouvement de division qui autorise l’individu à occuper la position centrale, à se croire radicalement dégagé de toutes appartenances. Non seulement il l’a coupé de son environnement naturel et social mais il a exigé de lui qu’il procède à un refoulement vis-à-vis des éléments les plus sauvages de sa psyché, du côté des instincts, des émotions, des intuitions, du sensible, du poétique… La morale religieuse d’abord, la raison ensuite, ont favorisé la césure entre la chair et l’esprit.

Ainsi, l’état de séparation qui affecte l’humain dans son rapport à la Terre s’exerce aussi entre lui et lui-même. L’intériorité de l’homme se voit en partie dissoute par la société moderne. Pour répondre concrètement aux exigences de performance du système production-consommation, chacun de nous est incité à ne s’en tenir qu’à un seul niveau, celui de la logique et de la raison ; incité à faire appel à sa volonté aux dépens de ses besoins profonds (« le faire »), à se laisser aller à ses tendances avides (« l’avoir ») ; incité par conséquent à faire taire en lui ce qui ne correspond pas à ce système : ce qui est de l’ordre de l’irrationnel, de l’intuitif, du fragile, du sensible et du poétique, ce qui est de l’ordre de « l’être ».

Dès 1956, le psychanalyste Erich Fromm dénonçait le caractère aliénant de notre monde techno-économique (Société aliénée et société saine). L’individu, soumis à son emprise, est surtout tourné vers l’extérieur. Il a de moins en moins de contact avec lui-même, avec ce qu’il ressent vraiment : les sensations d’inconfort et de malaise engendrées, ses désirs et ses aspirations véritables sont souvent laissés pour compte. Comme dans « Les temps modernes », le film de Charlie Chaplin, il lui faut suivre le troupeau des moutons blancs. Soumis à l’entreprise de domestication, il subit une perte d’âme qui génère un sentiment de vide. Sa vie est gelée car « le sauvage » en lui – ce que Jung appelle « l’homme primitif » – est tenu à distance.

Le sauvage fait peur. Certes, il est des animaux qu’il ne faut pas rencontrer quand ils cherchent à assouvir leur faim ! Mais, au point où nous en sommes arrivés, nous nous trouvons « formatés » pour ignorer tout ce qui peut surgir d’inconnu et de déroutant des profondeurs de notre être charnel, pour nous détourner de l’activité de notre monde interne. La domination s’exerce sur notre part instinctive et animale, sensorielle et imaginale, sur toute une vie qui est celle de nos tréfonds. Nous privilégions le prosaïque au détriment du poétique.

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Entre refoulement et fascination, une troisième voie

Avec « le sauvage » existent deux risques. Le premier, nous venons de le voir, est celui du refoulement. On ignore tout de sa présence à l’intérieur. Le deuxième est celui de la fascination qui conduit à le laisser faire à sa guise et même parfois à provoquer son emballement.

Comme nous venons d’une période de répression, la tentation est grande de basculer du côté de la fascination, ouvrant toutes grandes les portes au défoulement, au débridement des pulsions, à l’exaltation des passions, au règne de la confusion par l’effet de la toute-puissance infantile. Toxicomanies, perversions sexuelles, abus de pouvoir, racisme, sexisme, intégrisme, terrorisme… la liste des débordements est longue. Parce que nous sommes dans un monde qui s’est coupé de son enracinement, le pulsionnel nous revient par des voies inconscientes. La psychologie parle d’un « retour du refoulé ». Toutes les tendances dont nous n’avons pas conscience produisent tôt ou tard et d’une manière ou d’une autre des effets au niveau des comportements. C’est ainsi que notre avidité, notre soif de puissance, notre besoin de séduire… s’en donnent à cœur joie aujourd’hui, d’autant que les nécessités de rentabilité nous incitent chaque jour à consommer davantage. Nous nous voulions hors du champ sauvage mais, sous l’effet des exigences du monde marchand, nos pulsions les plus premières sont exacerbées : avoir encore plus, exercer davantage de pouvoir, paraître… L’enfant en nous est caressé dans le sens du poil : « Chez BMW, nous sommes créateurs de joie. » « Vous en avez rêvé, Sony l’a fait. ». Et nous nous retrouvons « accros » aux drogues toxiques de la modernité.

Pour décrire le fonctionnement de notre cerveau, Roland Jouvent, professeur de psychiatrie, utilise la métaphore d’un cheval (l’appareil sous-cortical comprenant le cerveau reptilien et le cerveau limbique) monté par un cavalier (le néocortex). Le cheval a besoin d’un maître qui le dirige, autrement dit les pulsions ont besoin d’être guidées par la raison. Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Le cavalier ne peut faire son chemin que parce que sa monture lui donne la vie du corps, des sens et des émotions. « De l’harmonie et de la complicité entre les deux compères dépend la magie humaine. » Dans la période de chaos dans laquelle nous sommes entrés, il est d’autant plus important de renouer avec la part sauvage en nous qu’elle nous ramène aux origines de la vie et détient de ce fait les capacités d’inventer un nouveau mode d’être au monde. La voie du sensible, plus que jamais, est à écouter.

Le défi à relever à notre époque est celui de retrouver l’alliance avec le vivant, de réinstaurer du lien tant en interne qu’en externe, de favoriser en nous l’union entre l’esprit et la chair, entre la conscience et le pulsionnel, le rationnel et le pré-rationnel, le civilisé et le sauvage. Une troisième voie est à découvrir. Il ne s’agit nullement de revenir en arrière mais de recontacter au présent nos vrais besoins, de retrouver, au milieu des effets dissociants de la société technologique, ce qui fait le centre de nos vies, ce qui est vraiment important pour la vie. Cette pratique demande un engagement personnel pour rester en contact avec soi (méditation, thérapies personnelles…), avec les autres (écoute, engagements sociétaux), avec le monde plus-qu’humain (redonner de l’importance aux lieux, entrer en dialogue avec ses constituants).

L’écologie intérieure implique de reconnaître la souffrance que la société technologique engendre en nous, la violence faite à notre nature intérieure. Notre peine vient du rejet de nos attentes, de la non-reconnaissance de nos besoins, des frustrations vécues en raison de la non-prise en considération de nos désirs les plus essentiels, de nos rêves les plus fous. Elle est un message nous indiquant que nous avons suivi un mauvais chemin et qu’il nous faut porter davantage attention à nos réelles aspirations.

Il s’agit de redonner place à nos sensations et nos émotions, en leur accordant de la valeur, ce qui signifie : écouter le ressenti corporel car il y a là un sens dont nous n’avons pas encore conscience, qui apparaît seulement si nous lui accordons de l’importance et qui nous ouvre alors un vaste champ de conscience et de créativité. Le corps est le lieu d’intersection entre l’intérieur et l’extérieur, le soi et le monde, il appartient aux deux domaines, il est le médiateur de leurs relations. Au lieu de rester accrochés à l’idée d’une séparation qui privilégie la raison, le langage et la culture, nous avons besoin de reconnaître l’unité du corps et du monde, leurs interrelations constantes.

Une sensation est un ressenti d’une situation extérieure que je sens de l’intérieur. Ce qui différencie le corps et le monde « n’est pas une frontière mais une surface de contact  », affirmait le philosophe Merleau-Ponty. Si j’écoute ce qui se passe là, alors je ne vais plus agir de la même façon ni par rapport à moi-même, ni par rapport aux autres, ni par rapport au monde. Mon geste deviendra un geste juste car en concordance avec les éléments en présence.

Dans ce mouvement de réconciliation avec nous-mêmes, nous avons à cheminer pour reconnaître notre finitude. Le monde n’est pas une chose figée mais un flux constant de processus entrelacés, toujours variants, jamais stables. Depuis que les humains se perçoivent comme des êtres distincts, ils se trouvent en prise avec l’insécurité ontologique liée à cet état d’impermanence, ce qui les rend anxieux. Ils cherchent à se rassurer et s’accrochent à des illusions qui leur permettent de croire qu’ils peuvent lui échapper. Ce faisant, ils ne respectent plus les nécessités du réel de la vie. Le contact avec la nature, en nous renvoyant au processus d’émergence-disparition qui est celui du vivant, soulève de manière cruciale cette question du rapport à notre mort. En cela, il nous aide à évoluer, à devenir plus libres, les soucis sécuritaires se faisant plus relatifs, à devenir en somme de véritables Terriens.

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Après avoir été dans un premier temps psychiatre, Marie Romanens a exercé de nombreuses années en tant que psychanalyste. Elle est l’auteure de « Pour une écologie intérieure, renouer avec le sauvage », co-écrit avec Patrick Guérin.


Sa recherche personnelle l’a conduite à réfléchir sur les liens nécessaires à faire entre l’approche écologique et l’approche psychologique. C’est sur ce dernier champ qu’elle travaille actuellement. Cf. le site www.eco-psychologie.com