Cet article est paru dans la revue annuelle des Amis de la Terre « Pour une économie non-violente ». Vous souhaitez commander cette revue? C’est par ici !
L’initiative Yasuní-ITT, politique publique du gouvernement équatorien, consistait à laisser sous terre une partie des réserves de pétrole d’un parc national en échange d’une contribution internationale. Si ce projet a été abandonné en août 2013, sous la pression des lobbies pétroliers et avec l’argument du manque d’intérêt des pays du Nord, partager cette proposition nous est néanmoins apparu tout à fait pertinent. Articulant urgence écologique et justice sociale, l’initiative Yasuní-ITT invite à repenser et redéfinir la relation des sociétés humaines avec la nature, à envisager une politique écologique émancipatrice. Cet article présente ses objectifs, son sens politique proche de l’écosocialisme, mais aussi les difficultés liées aux négociations internationales, qui ont poussée la proposition dans les ornières du capitalisme vert.
par Alberto Acosta
Il y a près de dix ans, l’Équateur a surpris le monde entier en proposant de laisser sous terre le pétrole du champ ITT (sigle venant du nom de trois forages d’exploration : Ishpingo-Tambococha-Tiputini), connu aussi comme « bloc 43 », situé dans le parc national Yasuní. L’inconséquence et les contradictions du gouvernement de Rafael Correa, ainsi que l’insensibilité des pays les plus puissants, qui n’ont pas souhaité assumer leurs responsabilités, ont conduit à l’abandon de l’initiative Yasuní-ITT.
Un projet forgé dans la résistance
Rompre avec les croyances et les traditions est toujours délicat, et les nouveautés sont toujours freinées par l’appel au réalisme. Ainsi, l’idée de ne pas exploiter le pétrole du champ ITT en échange d’une contribution financière internationale a causé autant de stupeur que de résistance. Dans un pays accro au pétrole, proposer de ne pas toucher à un gisement est apparu comme une véritable folie. En fin de compte, le plus surprenant est que cette idée ait pu gagner en force et en vigueur. D’autant plus qu’elle est issue non pas d’un projet gouvernemental, mais de la lutte et des revendications de peuples indigènes marginalisés.
Cette initiative fut construite pas à pas par la société civile, bien longtemps avant qu’elle ne fut acceptée par le président équatorien. Cette ambition, présentée publiquement en janvier 2007 par le ministre de l’Énergie et des Mines[[Qui n’était autre qu’Alberto Acosta (N.d.T).]], n’appartient à personne. C’est une construction collective. Mais l’idée originelle de suspendre l’activité pétrolière est très certainement venue à l’esprit de ceux qui subissaient les assauts des compagnies pétrolières en Amazonie.
La résistance des communautés d’Amazonie équatorienne a prospéré jusqu’à devenir un combat juridique de portée internationale. L’affaire qui opposa les communautés indigènes et les colons de la zone à la compagnie pétrolière Chevron-Texaco, baptisée le « jugement du siècle », est connue dans le monde entier. Ce jugement, au-delà de son dénouement, a crée un précédent en inculpant l’une des compagnies pétrolières les plus puissantes au monde[[Les habitants de l’Amazonie équatorienne ont engagé pendant près de 20 ans un bras de fer juridique afin d’obtenir justice pour les dommages environnementaux considérables que le groupe pétrolier étasunien Chevron a engendré. En 2013, la firme a été condamnée par la Cour nationale de Justice équatorienne à payer une amende de 9,5 milliards de dollars. Chevron refusant de payer, en 2014 les victimes ont décidé de saisir la Cour pénale internationale de La Haye pour faire condamner les dirigeants de Chevron au titre de leur contribution à un « crime contre l’humanité ». La procédure est en cours. C’est la 1ère fois que cette instance est saisie pour un crime de nature environnementale (N.d.E).]].
La demande d’un moratoire sur l’extension de la frontière pétrolière, formulée dans divers espaces et forums, a pris forme en 2000 dans l’ouvrage collectif El Ecuador post-petroleo, avant d’être présentée formellement trois ans plus tard au ministère de l’Environnement par trois fondations environnementales. Peu de temps auparavant, en 2001, des groupes mettant en question la dette extérieure suggéraient la possibilité d’un accord historique avec les créditeurs internationaux, qui aurait consisté à suspendre le service de la dette en échange de la préservation de l’Amazonie, proposition cohérente avec les revendications liées à la dette écologique.
Toujours en Amazonie, la résistance de la communauté kichwa de Sarayaku est parvenue quant à elle à empêcher l’exploitation du bloc 23 par la Compagnie Générale des Combustibles (CGC). Ce fut un grand triomphe pour cette petite communauté, jouissant certes d’une active solidarité internationale, mais pas du soutien armé de l’État, contrairement à la CGC. En 2004, la Commission interaméricaine des droits humains a statué en faveur du peuple indigène de Sarayaku. Le gouvernement équatorien a certes fini par accepter cette résolution, mais pour mieux l’ignorer dans la pratique[[Au cours de la renégociation du contrat du bloc 10 avec l’entreprise AGIP en 2010, le gouvernement de Correa a cédé une portion du bloc 23, qui affecte le territoire de plusieurs peuples indigènes. Le territoire de Sarayaku fut inclus dans l’élargissement du bloc 10. Cette redéfinition s’est faite à l’insu des peuples et nationalités concernés, sans qu’ils ne soient consultés et sans leur consentement, malgré la gravité des répercussions que cette décision aura sur leur vie et leur territoire.]].
Compte tenu de toutes ces revendications, en 2005, lors de la première réunion en Italie du groupe spécial d’experts sur les zones protégées, la possibilité de ne pas exploiter le pétrole du parc national de Yasuní a été examinée. Cette démarche s’inscrivait dans le cadre d’un appel à un grand moratoire pétrolier décrit dans le document de synthèse du réseau Oilwatch intitulé Un appel écologique pour la préservation, le climat et les droits.
Avant d’être portée au niveau gouvernemental, la thèse du moratoire pétrolier dans l’Amazonie équatorienne s’est ainsi échafaudée face à cette réalité, en se nourrissant d’un long et difficile processus de résistance contre l’activité pétrolière et gazière.
Une proposition révolutionnaire
L’initiative Yasuní-ITT repose sur quatre piliers :
1/ conserver un territoire qui abrite la plus grande biodiversité du monde
2/ protéger le mode de vie de peuples indigènes volontairement isolés
3/ prendre soin du climat planétaire en maintenant une quantité importante de pétrole dans le sous-sol, évitant ainsi l’émission de 410 millions de tonnes de CO2
4/ faire un premier pas en Équateur vers une transition post-pétrolière, et peut-être créer un effet d’entraînement.
Comme 5ème pilier, nous pourrions ajouter la possibilité de trouver collectivement – en tant que membres de l’humanité – des réponses concrètes aux graves problèmes liés au changement climatique causé par l’être humain lui-même, et particulièrement exacerbé dans cette dernière phase de l’expansion mondiale du capital.
En contrepartie, l’Équateur attend la contribution financière de la communauté internationale, qui doit assumer sa responsabilité en fonction des différents niveaux de destruction environnementale provoquée par les sociétés de la planète, et notamment par les plus opulentes. Il ne s’agit pas d’une vulgaire compensation financière destinée à poursuivre de force le développementisme. Cette initiative s’inscrit dans la construction du Buen Vivir, ou sumak kawsay, qui n’est pas une simple proposition de développement alternatif, mais une véritable alternative au développement. Cette constatation n’implique pas que les pays du Sud n’aient pas leurs propres responsabilités à assumer, bien au contraire. Pour commencer, ils ne peuvent continuer sur le chemin du développementisme en essayant vainement de reproduire la trajectoire insoutenable des pays centraux.
Des positions contradictoires
Le parcours de l’initiative Yasuní-ITT ne fut pas de tout repos. Défendue au niveau gouvernemental par le ministre de l’Énergie et des Mines, elle s’est heurtée dès le départ à la volonté du PDG de Petroecuador, déterminé à extraire le pétrole le plus rapidement possible. Cette confrontation ne fut tranchée que par l’intervention du président Correa au conseil d’administration de l’entreprise en mars 2007. A cette occasion, deux options furent définies : option A, laisser le pétrole sous terre, et option B, l’extraire. Dès lors la tension entre ces deux voies fut latente. Elle reflétait une opposition entre deux visions de l’extractivisme et du développement lui-même.
Le président en personne n’a eu de cesse de brandir la menace de l’exploitation imminente du gisement ITT. En réalité, plus qu’une menace, il s’agissait d’une évidence, démontrée, par exemple, par l’avancée des activités extractives dans le bloc 31, voisin du champ ITT. Cette logique de chantage permanent a suscité confusion, crainte et méfiance.
Autre source d’embarras : la Constitution équatorienne adoptée en 2008 reconnaît des droits à la Nature. Elle établit dans son article 71 : « La nature ou Pacha Mama, où se reproduit et se réalise la vie, a droit au respect intégral de son existence, au maintien et à la régénération de ses cycles vitaux, sa structure, ses fonctions et processus évolutifs ». Son article 73 précise : « L’État prendra des mesures de précaution et de restriction relatives aux activités qui peuvent conduire à l’extinction d’espèces, à la destruction des écosystèmes ou à l’altération permanente des cycles naturels ». En outre, l’article 57 interdit l’exploitation des territoires où se trouvent des peuples indigènes en isolement volontaire. En dépit de ces avancées constitutionnelles, le gouvernement a persisté à inscrire l’initiative Yasuní dans une démarche financière.
Au final, il s’est embourbé dans des calculs financiers. Sans compter que la dernière commission négociatrice n’avait ni le poids ni le profil de la précédente ; la personne chargée de mener les négociations internationales s’est contentée de jouer le rôle d’animatrice de téléthon, sans stratégie ni politique claire.
Limites et possibilités de la compensation économique
Une partie substantielle du débat a dérivé vers la nécessité de générer une « compensation économique » en contrepartie du moratoire sur l’extraction du pétrole. Transformer cette priorité en condition sine qua non comportait certes des aspects positifs mais pas uniquement. Reconnaissons tout d’abord qu’elle promettait d’alimenter les caisses de l’État, et pouvait donc s’avérer fort utile au financement des politiques sociales, tout en démontant le principal argument de ceux qui ne voyaient en l’initiative qu’une perte de profit. Mais dans un même temps, cette « compensation » plaçait le projet à un niveau purement financier, amoindrissant la portée de ses autres objectifs, qui étaient de nature politique et relevaient avant tout de la défense des Droits, comme la protection des peuples cachés ou en isolement volontaire, et celle de la biodiversité.
En 2013, quand le président Correa a officiellement enterré l’initiative Yasuní-ITT, un changement de cap à 180° s’est opéré. La plupart des arguments présentés jusqu’alors dans et hors du pays pour défendre le projet ont été oubliés ou simplement niés. Les peuples cachés ont tout bonnement disparu du secteur, protéger une biodiversité extrêmement fragile est devenu chose aisée du jour au lendemain et l’émission de CO2 a brusquement cessé d’être un motif de préoccupation. Pour ne rien gâcher, les revenus potentiels escomptés ont plus que doublé, passant de 7 à 18,2 milliards de dollars en valeur actuelle. Et simultanément, la société s’est vue annoncer l’enthousiaste nouvelle que désormais, grâce au brut d’ITT, l’Équateur allait considérablement élargir sa perspective de rente pétrolière, et pourrait enfin éradiquer la pauvreté…
La fragilité des calculs officiels
En supposant que les chiffres gouvernementaux soient valides, ce montant de revenu potentiel – 18,2 milliards de dollars – doit encore être réparti au prorata dans le temps. L’extraction du brut du champ ITT devant s’étendre sur 22 à 25 ans, cela signifie que chaque année l’État pourrait récolter en moyenne près de 2 milliards de dollars en valeur nominale, dont 10 % reviendraient aux gouvernements régionaux autonomes, soit moins de 200 millions par an. Montant inférieur à ce que le gouvernement a dépensé cette année en frais de marketing et communication…
Croire que grâce à ces revenus la pauvreté va enfin être éradiquée est une illusion. Cela fait quarante et un ans que nous exportons du pétrole, et l’Équateur ne s’est pas développé, la pauvreté n’a pas disparu. Soyons clairs, la pauvreté ne sera pas éliminée en comptant uniquement sur l’investissement social et les travaux publics : une redistribution substantielle des richesses est incontournable. Prenons un exemple éloquent : si les segments les plus puissants de la population payaient 1,5 % d’impôts supplémentaires sur leurs immenses profits, l’État collecterait immédiatement plus d’argent que tout ce que pourra générer l’exploitation du pétrole d’ITT.
Face à l’échec du gouvernement, la décision finale appartient au peuple
En dépit de son abandon, l’initiative Yasuní-ITT a eu des retombées positives. Le projet a suscité des débats nationaux et internationaux, et laisser le pétrole sous terre, ainsi que d’autres ressources minérales, constitue désormais une proposition majeure face à la nécessaire réduction des émissions de CO2.
D’autres propositions, découlant directement ou indirectement de l’idée de ne pas exploiter le pétrole d’ITT, essaiment dans des lieux tels que le Delta du Niger, les îles Lofoten en Norvège, San Andrés et Providencia en Colombie, l’île de Lanzarote aux Canaries, le parc Madidi en Bolivie. On peut également mentionner les mobilisations en Europe contre l’exploitation des gaz de schistes. L’expression « Yasunizar » (« Yasuniser »), pour décrire l’action de protéger des sites ayant une valeur écologique et culturelle particulière, s’est également répandue, témoignant de la portée de l’initiative.
En Équateur, la revendication a gagné en force, si bien qu’aujourd’hui des citoyens réclament l’Option C : laisser le pétrole sous terre, indépendamment de toute contribution financière. Un groupe de jeunes réunis au sein du mouvement Yasunidos[[Voir la campagne Yasunidos sur http://sitio.yasunidos.org]] a entrepris la difficile tâche de récolter des signatures pour exiger une consultation populaire en faveur de cette option, se heurtant aux blocages de différentes instances de l’État. Cette action démocratique, tenue fin 2013, a été entravée par une fraude massive du Conseil national électoral et de la Cour constitutionnelle, en collusion avec le Gouvernement.
Prendre la décision de ne pas exploiter un gisement de pétrole représentant 30 % des réserves équatoriennes, et qui serait épuisé par l’humanité en une dizaine de jours à peine, doit permettre de provoquer l’indispensable reconnexion des êtres humains avec la Nature, tout en ouvrant la porte à une transition énergétique qui clora la phase des combustibles fossiles, dont les limites biophysiques sont manifestes. La conception limitée et inégalitaire des relations internationales qui a prévalu jusqu’à maintenant appartiendra au passé. La revendication de la dette écologique pourra se faire entendre. Et nous aurons jeté de solides bases pour la construction d’un système de justice écologique mondiale.
Dans cette perspective, et à condition de surmonter toutes les postures bornées et égoïstes, nous espérons que bon nombre d’initiatives de ce type fleuriront dans le monde : l’idée est de créer deux, trois, de nombreux Yasunis !
SOURCE Version révisée par l’auteur d’un article publié en 2014 par Rebelion.org.
Économiste et chercheur équatorien. Ancien Ministre de l’Énergie et des Mines (janvier-juin 2007), Alberto Acosta a ensuite présidé l’Assemblée Constituante (octobre 2007-juin 2008) à l’origine de la Constitution équatorienne de 2008. Dernier ouvrage paru en français : Le Buen Vivir. Pour imaginer d’autres mondes.
Traduction : Marion Barailles
Crédit photo : CC Amazon Watch