À la recherche du pain perdu

Le blé dur de nos campagnes ne se retrouve plus dans le pain sous cellophane des rayons des grandes surfaces. Enjôlés par la publicité, nous nous tournons à présent vers le maïs et le blé américains des corn flakes et autres pop corns. Mais est-ce la nostalgie qui nous pousse quand nous achetons en masse ces machines à faire le pain que l'on peut installer dans nos cuisines. Si elles nous redonnent le goût des miches, elles ne recréeront pas le savoir ancestral des boulangers et surtout, elles ne nous rendront pas toute cette richesse sociale née autour des moulins, des fours et des pétrins. Alors, en route vers la boulange vivante du 21ème siècle ?

Également dans ce numéro :

Éditorial
Réflexions sur l’alimentation et la dépendance croissante des pays du Sud
– Dossier pain et pain biologique:

  1. Un ferment de civilisation
  2. Les petites graines font les bonnes pâtes
    Céréales, mouture, cuisson…
  3. Manger de ce pain blanc là ?
    Regard critique sur le pain actuel
  4. Un artisan à la croisée des pains
    Interview de Marc Dewalque, boulanger à Malmédy, fondateur de l’association Bio Panem
  5. Tous boulangers ?
    Machines à pain et vrais fours
  6. Le pain partagé
    des initiatives originales
  7. Un pain vaut mieux que deux tu l’auras
    Quelques recettes à base de pain

– Du mauvais sang pour le cousin
Rubrique légume méconnu
Chou vert n’est pas vert chou
– Balkans : l’environnement n’est pas épargne
– courrier des lecteurs
Les bouchons sautent à Mons
Une expérience de navettes gratuites en bus pour laisser les voitures «hors-la-ville»

Un artisan à la croisée des pains

Dans «Campagne de France», Goethe, un des grands hommes d’Outre-Rhin, révèle l’existence d’une frontière méconnue qui traverse l’Europe d’est en ouest. Du côté du couchant les femmes sont brunes et le pain blanc, de l’autre les femmes sont blondes et le pain brun. Dès lors, quoi de plus normal quand on est boulanger à Malmedy, à cheval sur la frontière culturelle du pain, d’en proposer jusqu’à 23 sortes aux blondes comme aux brunes. Pain au levain ou à la levure, pistolet, fougasse, tresse et gonesse, épi gris, couronne et pain d’épeautre, piccolo et cie, Marc Dewalque les fait comme s’il les avait inventés.

Marc Dewalque
Marc Dewalque

À moitié vrai : pas de créativité au four sans tradition au moulin. À la boulangerie du «Gonesse» comme au sein de son association Bio Panem, ce Vinci de la mie est aussi intarissable qu’hyperactif.

Quelle sorte de boulanger es-tu ?

Le pain est un extraordinaire révélateur historique, culturel et social. Tout ceux qui veulent en faire démarrent de la même pâte, un mélange d’eau et de farine. C’est la méthode qui va les différencier. Le véritable artisan donne la priorité à tout ce qui rend un savoir vivant. L’automatisation tue ce supplément d’âme, A l’inverse, les choix qui jalonnent mon parcours professionnel (façonnage à la main. utilisation d’un four à bois (flambant neuf ), emploi du levain naturel) procurent au pain une valeur qui échappe à la logique économique dominante. Pâtissier de père, j’ai décidé d ouvrir une boulangerie de quartier, pour nourrir celui-ci en même temps que ses habitants. Pas pour vendre. Pour moi, un artisan est un professionnel avant d’être un commerçant. J’étais le seul à proposer du pain au levain naturel. Son succès a eu beau me surprendre, j’ai longtemps refusé de vendre à l’extérieur.

C’est tenable ?

C’est un choix de vie. Le pari d’une aventure humaine, pas financière. Fabriquer mes pains au chocolat me coûte entre 15 et 18 Bef la pièce. Après l’avoir vendue il m’en reste trois en poche. Si j’achète le même produit congelé (5,40 Bef/pièce), je peux multiplier mon bénéfice par quatre. Mais pardon, je crois avoir dit «même produit»… Pour résister à l’industrialisation par le bas, il ne faut pas compter les heures de travail. Normal quand on aime…

Mais tu viens d’inaugurer un nouveau four?

C’est vrai. me voilà devenu un micro-boulanger avec un macro-four destiné à produire plus. Mais c’est un four à bois! Un vrai, comme on en fait heureusement encore (mais plus beaucoup, Marc a dû aller chercher jusqu’en Aquitaine, patrie de Saint-Remacle, patron des boulangers, ceux qui sont venus le lui construire), où la flamme débouche directement par un «gueulard» dans l’enceinte où cuit le pain. Un sacré gaillard qui ne va pas me rendre la vie plus facile. Il va exiger plus de travail mais aussi de savoir faire. Je crois que la survie d’un artisan passe par une compétence de plus en plus différenciée. Et un rapport vrai avec une clientèle conscientisée. J’espère que la mienne comprendra que ce changement d’outil va me contraindre à augmenter un peu le prix de mon pain. Qui l’aime le suive. Dire que le pain de Belgique est le moins cher d’Europe ne suffit évidemment pas.

J’ai cru comprendre que tu es plutôt «levain» que «levure».

La passion du levain rejoint celle de la vie. C’est le même miracle. J’assiste toujours avec le même éblouissement à la naissance spontanée de ce bouillon de culture. Loin du chaos, le levain autorégule en funambule le processus de fermentation, maintenant en symbiose les populations de levures et de bactéries lactiques en croissance. Il faut bien sûr respecter certaines conditions (température, humidité) pour que le levain puisse s’exprimer mais la marche à suivre est de toute façon sinueuse. Aucun manuel ne la détaille, l’intuition la chuchote au boulanger. Il personnalisera son levain en toute liberté, sans se sentir tenu de lui donner une saveur surette qui effarouche les palais délicats.

Tu es bio, as-tu ton label ?

Je m’en suis passé pendant un an, par opposition à l’alourdissement financier et administratif de procédures de contrôles de plus en plus dissuasives pour des artisans décidés par principe à rester petit. Les pouvoirs publics, en s’abstenant de prendre en charge ces frais de procédure comme c’est le cas chez d’autres membres de l’Union Européenne, sont en train de favoriser le formatage du marché du pain biologique pour l’industrie. Si j’ai repris le label «Nature & Progrès», qui est une sorte de «surmention» du label «Biogarantie», c’est par solidarité. Le biologique reconnu, des associations comme «Nature & Progrès» sont en proie au syndrome du nid vide. Nous voulons évoluer avec elles pour contribuer à améliorer technique et réglementation mais sans jamais vouloir cesser de changer le monde.

Quel est l’indice de protection offert par les filières bio existantes ?

Jamais total. Mais elles nous sauvent au moins de quelques-uns des dangers les plus menaçants du système conventionnel, comme les pesticides, les engrais de synthèse et les adjuvants de panification, une expression plus dans le vent pour désigner des améliorants qui «accélèrent» la pâte et réduisent d’autant la richesse et la digestibilité de ses éléments. Le danger vient des OGM, qui ont déjà investi trois composantes de la filière du pain : les céréales, les enzymes et les levures. Les labos de recherche agro-alimentaire travaillant dans la hantise de l’espionnage industriel, on ne peut pas dire que l’information circule aussi vite et bien que les innovations. La fédération boulangère se sent d’ailleurs dans le même brouillard que les consommateurs.

Le pain a-t-il un avenir ?

«Si on ne mange pas de pain, un jour il n’y en aura plus». J’espère que ce slogan en forme de prédiction d’une téméraire campagne publicitaire de la fédération boulangère ne se réalisera pas. Mais quand je me vois obligé de jouer sur une image gastronomique du pain pour me permettre par ailleurs d’encore fabriquer et vendre du vrai pain complet au levain naturel, je me pose des questions. Comment s’étonner de la progression des corn flakes sur les tables des petits déjeuners quand l’aberration nutritionnelle et mercantile va jusqu’à accoucher de pains «enrichis au blé» …

Crédit photo : Marc Dewalque