Cet article est paru dans la revue annuelle des Amis de la Terre « Pour une économie non-violente« .
A force de surexploiter les ressources de la Terre, notre modèle de civilisation arrive en bout de course. Et si la nature nous aidait à sortir de l’impasse ? Connaissez-vous le biomimétisme ? Ce domaine d’innovation émergent démontre de mille façons qu’en imitant les organismes vivants et les écosystèmes, les chercheurs découvrent des choses fantastiques : des matières, des formes, des stratégies, et même une nouvelle façon de voir et d’appréhender le monde. Une piste que nous suivons avec Gauthier Chapelle, un chercheur passionné et passionnant.
Entretien avec Gauthier Chapelle par Michel De Muelenaere
La fin d’un monde est proche, dit le biologiste belge Gauthier Chapelle. Crise du climat et de la biodiversité, pénurie de matériaux, révolution énergétique… Des solutions sont à chercher dans le vivant qui nous entoure.
On le sent un peu énervé, Gauthier Chapelle. Ingénieur agronome, biologiste, il a lu. Vu les chiffres. Consulté les recherches. Échange avec d’autres experts. Et ce qu’il a trouvé est loin de le réjouir. Mais selon lui, des pistes de rémission sont possibles. Elles doivent être trouvées dans l’inégalable habileté du vivant à trouver des formes, des matériaux, des cohabitations entre espèces mutuellement profitables. Mais pour cela, il faut que nous retrouvions le contact avec la Terre.
Au pied des murs
Auteur du livre Le Vivant comme modèle paru chez Albin Michel, le biologiste sait que pour atteindre les objectifs climatiques très ambitieux que le monde s’est fixés à la dernière conférence sur le climat, il faut que 80 % des ressources connues d’énergies fossiles (charbon, pétrole, gaz) restent dans le sol. Or, en 150 ans l’humanité est devenue addict aux énergies fossiles. En allant chercher son pétrole toujours plus loin, dans des conditions toujours plus compliquées (pétrole bitumineux, gaz de schiste…), nos sociétés « se comportent comme un junkie qui va rechercher les mégots dans le caniveau ». Sévère cure de désintox en vue si l’on veut éviter des catastrophes. Premier mur.
Un souci du côté des matériaux également. Fer, cuivre, terres rares (lanthane, terbium, néodyme, erbium…) ; ces ressources non renouvelables sont de plus en plus exploitées, notamment pour la montagne de matériels électroniques, mais paradoxalement aussi pour des technologies « renouvelables » comme les éoliennes et les panneaux photovoltaïques. Parfois avec de graves dégâts collatéraux sur l’environnement. « Insoutenable, lance Chapelle, même avec les progrès du recyclage. Celui-ci n’est pas possible à 100 % et nécessite souvent une vraie débauche d’énergie. » Pour le biologiste belge, on est en train d’épuiser le tableau de Mendeleïev[[Le tableau périodique des éléments, ou tableau de Mendeleïev, créé en 1869 par le Russe Dmitri Mendeleïev, regroupe tous les éléments chimiques connus (N.d.E).]]. Deuxième mur.
Et pour ne rien arranger, la crise de la biodiversité – la sixième extinction – s’avère plus grave que prévu, avec des impacts en cascade encore mal connus. Et si la vie vivra, les dégâts aux écosystèmes sont rudes et nous affectent directement. Là aussi, il est temps de réagir. Troisième mur.
Bref ? « Il y a du non-retour dans l’air, écrit Chapelle dans son dernier livre. Notre société est adolescente, paraphrase-t-il : elle croit qu’elle ne va jamais mourir, elle dénigre tout ce qui l’a précédé et elle veut tout tout de suite. » Pas bon.
Se (re)sentir vivant
Que va-t-on pouvoir encore produire, transporter, construire, avec seulement 20 % des énergies fossiles actuelles ? Que fera-t-on quand les ressources viendront à manquer ? Pour l’instant, personne n’a la réponse. La cherche-t-on ? Prophète de mauvais augure, Gauthier Chapelle, Philippulus[[Philippulus est un personnage de la bande dessinée Tintin. Vêtu d’une toge blanche, muni d’un gong, il déclare la fin du monde sur Terre tel un prophète apocalyptique (N.d.E).]] au petit pied ? Son livre est plutôt optimiste. Pour lui, le biomimétisme est une piste. L’idée : s’inspirer du vivant qui, des milliards d’années, des milliards de milliards d’essais-erreurs dans son labo de recherche à ciel ouvert, a mis au point des formes, des matériaux, des systèmes, simples parfois, complexes souvent, efficaces toujours. Résultat : des systèmes affranchis des énergies fossiles, économes en énergie, utilisant peu de matériaux et fondamentalement biodégradables.
Les feuilles ? C’est le meilleur panneau photovoltaïque jamais inventé : il produit de l’électricité et du glucide, à partir de lumière, d’eau et de matériaux organiques trouvés sur place. Il est entièrement recyclable. Et la plante abrite d’autres espèces avec lesquelles elle a tissé des liens de coopération-compétition mutuellement profitables. Qui dit mieux ? Et ce n’est qu’un exemple. L’examen du vivant permet d’en dérouler bien d’autres qui peuvent notamment inspirer la production agricole. L’agroécologie, l’agroforesterie, la permaculture : des modèles qui vont dans la bonne direction, même s’il y a moyen d’aller encore plus loin. « Pour cela, il faut se reconnecter à la Terre et à ses millions d’espèces. Se sentir des êtres vivants. Interdépendants. Techniquement, nous disposons déjà de beaucoup de pistes de solution », dit Chapelle.
Optimiste, mais énervé quand même. C’est qu’il flaire l’urgence. Et qu’il constate l’apathie ambiante. « On se satisfait de changements marginaux, alors qu’il faut des changements de rupture ». Pire, dit-il : « On est en train de rentrer dans une phase de déni sociétal. Sortir de notre dépendance au carbone va demander un changement de société énorme. » Or, on piétine, on hésite, on baguenaude, on reporte. La recherche et développement sur les panneaux photovoltaïques organiques, sur le biomimétisme est quasi inexistante. La recherche tout court, la mobilisation de la population ? Médiocres. Alors quand on lui dit « Reviens sur terre, Gauthier », le voilà qui s’énerve. « Je ne peux pas être davantage sur terre. Et bien plus que d’autres ! » Et d’oser les mots qui fâchent : « On va devoir consommer moins de ressources, moins de pétrole. Cessons de faire croire aux gens que ce qu’ils ont aujourd’hui est un droit acquis. On a déjà de tout. On est dans l’excès ! » Ouille.
Un monde post-carbone
Cette nouvelle société « post-carbone » est possible. Elle n’annonce pas moins de confort et de bien-être, « à condition qu’on n’ait pas trop attendu », dit-il. « Il ne faut pas paniquer, mais sachons que la rupture de société aura lieu, qu’on le veuille ou non. La décroissance matérielle et énergétique, on l’aura dans les décennies à venir. Voilà la mobilisation numéro 1. Passer d’un modèle super-dépendant du carbone, à un monde qui l’est beaucoup moins, cela doit devenir le chantier collectif quotidien, c’est ça qui évitera de tomber dans la panique. Voilà le message politique : faire appel à toutes les imaginations pour sortir de ce fichu carbone. Et le plus tôt c’est le mieux. Mais si on ne se prépare pas collectivement, je crains de voir s’imposer les mauvais réflexes de notre culture : la hiérarchie pyramidale, le patriarcat, la compétitivité. Et au passage, les gens auront voté pour un Front national quelconque. »
Optimiste mais pas tant que ça. Peut-on faire évoluer en douceur le modèle industriel mondialisé actuel ? « J’ai du mal à l’imaginer. Je ne pense pas que ce soit tenable. Il va falloir un crash. Notre système est extrêmement vulnérable. Et la technologie ne va pas, seule, nous tirer d’affaire. Je préfère me préparer d’emblée au pire, en travaillant sur le low tech et le post-pétrole et en priorité sur l’agriculture sans laquelle nous ne pouvons nous nourrir. » Tout est à inventer, conclut Chapelle qui ne dispose d’aucune recette miracle. « Comment on fait ? C’est la question que tout le monde se pose. »
Optimiste quand même : « Notre civilisation est en cause. Mais en fait, quand la situation est très grave, les choses ne se passent pas comme dans les films hollywoodiens où tout le monde s’agresse et s’entretue. Dans la nature, la compétition est un luxe de situations d’abondance. Dans la situation de pénurie et de danger, c’est toujours la coopération qui l’emporte. Même chez les hommes. »
La nature au mieux de ses formes C’est le b.a.-ba du biomimétisme. Le stade le plus facile et le plus superficiel. Les concepteurs de la série 500 des Shinkansen, le TGV japonais, ont un souci. Les tunnels sont nombreux sur la ligne Osaka-Fukuoka et lorsqu’à chacun d’eux un train y pénètre à 300 km/h, l’air est comprimé, entraînant des vibrations et une augmentation de la consommation d’énergie. Les designers se tournent vers le martin-pêcheur qui a le même souci lorsqu’il plonge. Comment la nature a-t-elle résolu le problème ? Par la forme très particulière du bec du bel oiseau. Le train s’adapte. Résultat : une baisse de résistance à l’air de 30 % et une baisse de la consommation d’énergie de 13 %. D’autres chercheurs examinent de près les nageoires curieusement bosselées de baleines, les « ailes » des raies manta, les « denticules » sur la peau des requins ou la carapace d’un certain scarabée pour améliorer des ailes d’éoliennes, des hydroliennes des avions ou des capteurs d’eau douce… Le miracle des matériaux On entre ici dans un monde beaucoup plus complexe. Et peut-être plus prometteur. Alors que le biomimétisme des formes se soucie de consommer moins d’énergie et de matériaux et d’émettre moins de gaz à effet de serre, les questions sont beaucoup sophistiquées dans les matériaux : leur origine, leur toxicité, leur dépendance aux énergies fossiles, leur biodégradabilité, l’énergie qu’ils nécessitent… Bienvenue dans le monde de la « chimie verte », à froid, contrairement à la chimie classique, dévoreuse d’énergie. Obsessions des chercheurs : la soie d’araignée, solide, fabriquée à froid en milieu aqueux ; la colle des moules, non toxique, biodégradable, costaude, pour des panneaux de contreplaqués, ou la réparation des os, des peaux, des dents ou des… automobiles ; le verre des éponges, source d’inspiration pour la fabrication des fibres optiques ; l’ADN ou les bactéries pour une nouvelle électronique délivrée des matériaux rares ; les matériaux organiques pour réinventer les panneaux photovoltaïques… Apprendre à vivre en symbioses S’inspirer du vivant jusque dans son fonctionnement : un biomimétisme (éco)systémique. Cette approche plus horizontale englobe les deux précédentes. Elle s’applique particulièrement à une agriculture considérée comme une « collaboration », une « symbiose » avec la nature plutôt qu’une exploitation. Une agriculture qui revitalise les sols plutôt qu’elle ne les épuise. Qui s’affranchit des énergies fossiles – il faut en moyenne dépenser dix calories fossiles pour une calorie de nourriture. Qui s’appuie sur les synergies entre les plantes (l’une repousse les ravageurs de l’autre), comme l’agroforesterie qui mélange les arbres et les cultures. Elle donne la prééminence au sol et s’éloigne de la mécanisation à outrance, utilise les plantes comme fixateurs d’azote, engrais naturel, couvre-sol… Mais cela va au-delà : apprendre à coopérer, vu que la compétition demande plus d’énergie. Remettre en cause – pour des raisons d’efficacité – la centralisation et les structures hiérarchiques pyramidales. |
Article paru dans le quotidien Le Soir le 13 janvier 2016 et reproduit avec l’autorisation de l’auteur.
Gauthier Chapelle est chercheur in(terre)dépendant, co-fondateur de Biomimicry Europa et de Greenloop.
Michel De Muelenaere est journaliste spécialisé en environnement et développement durable au quotidien Le Soir.